Publié le : 14 septembre 2017Vues : 13Tags:
Zaïtsevo

Cette semaine j’ai dormi à Zaïtsevo. Pas sur position cette fois, mais chez Irina et Viktor. Un couple de retraités, chez qui nous passons régulièrement pour apporter de l’aide humanitaire, ou simplement discuter, demander comment ils vont, quelle est la situation. Irina est adorable, aux petits soins pour moi, elle me considère comme sa fille (qui a le même âge que moi environ) et elle est clairement comme une deuxième maman pour moi.

Irina et Viktor font partie de cette deuxième famille que j’ai trouvée dans le Donbass. Dès la première fois que nous sommes venus chez eux, Irina m’a adoptée. Impossible de passer les voir sans manger quelque chose ou au moins boire un thé ou un café. Irina insiste toujours, et il est impossible de lui dire non.

Ce jour là nous arrivons à Zaïtsevo de nuit. Du fait que les positions ukrainiennes ne sont qu’à quelques centaines de mètres, nous devons rouler jusqu’à la maison d’Irina et Viktor phares éteints, pour éviter d’être pris pour cible par les snipers ukrainiens.

Pour ce genre de mission périlleuse, c’est Lyosha, mon frère adoptif, qui prend le volant. Il a bien plus d’expérience que moi concernant la conduite en situation dangereuse. Il roule prudemment. Je ne sais pas comment il fait pour voir la route (ou plutôt le chemin de terre battue), mais il y arrive à la perfection.

Zaïtsevo

Lorsque nous arrivons, Irina nous dit que la journée a été relativement calme, et elle pense que la nuit sera à l’avenant. Lyosha doit discuter de prochaines missions humanitaires avec des responsables du village. Comme il est déjà très tard, il passera la soirée et la nuit chez eux. Je serai donc seule avec mes parents adoptifs.

Bien sûr, à peine arrivée, Irina propose de me faire à manger. Nous avons déjà eu un copieux goûter chez la dernière personne chez qui nous nous sommes arrêtés : thé et deux énormes parts de gâteau aux pommes pour chacun. Irina propose de faire cuire des saucisses, ça passe tout seul ! Impossible de dire non. Va pour les saucisses. Et pour faire descendre tout ça, il est un peu tard pour le thé, alors va pour un grand verre de lait tout droit venu de la vache des voisins. Que demander de plus ?

Pendant le repas, je discute avec Irina, parfois Viktor se joint à nous entre deux programmes télé. Nous parlons de la guerre bien sûr, mais aussi de la vie dans le village avant la guerre. Irina et moi avons beaucoup de points communs, nous aimons le calme, la vie en village plutôt que dans une grande ville. Le besoin d’être tranquille chez soi, d’avoir son jardin, ses poules, ses vaches ou ses cochons. Bref de mener une vie simple.

Elle me demande mon avis sur l’évolution à venir de la situation. Ce que je pense du retour de Saakachvili en Ukraine. Je lui dit que je n’en attends rien de bon. Que je crains un 3e Maïdan, sauce néo-nazie, avec le risque que la guerre ici soit relancée pour de bon. Elle le craint aussi.

Nous parlons de l’éventualité d’une grande offensive, elle me demande, plus pour la rhétorique qu’autre chose, ce qui se passerait si l’Ukraine gagnait. « Porochenko pense-t-il vraiment qu’on les accueillerait en libérateurs ? » me demande-t-elle. « Oh que non, si tel était le cas je prendrai les armes pour les chasser hors de chez moi, » poursuit-elle. Je la regarde quelque peu surprise. C’est la première fois que j’entends Irina parler ainsi.

Je connais plusieurs femmes d’ici qui ont pris les armes et sont dans l’armée, et j’ai entendu des histoires de femmes, parfois âgées, qui avaient combattu au début de la guerre, quand c’était la milice populaire. Mais Irina est une paisible retraitée, et à l’imaginer défendant sa terre une Kalachnikov à la main, je me dit qu’Édouard Bassourine et Alexandre Zakhartchenko avaient raison quand chacun leur tour l’an passé ils ont dit que le peuple du Donbass est prêt à se battre pour défendre sa terre, même les babouchkas, et qu’il était donc impossible qu’il perde cette guerre.

Nous parlons du capitalisme débridé qui génère les guerres, parce que vendre des armes, cela rapporte gros. Sans parler des guerres pour les ressources. Nous parlons du communisme. Irina qui a connu l’URSS me dit combien leur vie était bien à l’époque. Ils étaient sûrs d’avoir un travail à la sortie de l’école, un toit au dessus de la tête. Elle me dit qu’aujourd’hui les Ukrainiens ne sont sûrs d’avoir ni l’un, ni l’autre. Elle me dit qu’en URSS les gens travaillaient en cherchant à faire les choses bien, à produire des biens de qualité. Des biens qui durent. D’ailleurs la preuve, leur voiture qui a 40 ans roule toujours. Alors que les voitures modernes sont vite bonnes pour la casse… Vive l’obsolescence programmée…

Nous passons ensuite sur des sujets plus légers, les amours, la famille, le travail. Des tirs commencent assez vite à se faire entendre, le temps de sortir ma caméra et la poser sur le rebord de la fenêtre, les tirs se taisent. Ce jeu du chat et de la souris va se répéter toute la soirée. J’ai beau laisser la caméra tourner, il n’y a rien ou presque tant qu’elle tourne. Deux minutes après que je l’éteins, les tirs reprennent, avant de s’arrêter à nouveau. Irina me dit que ça a été comme ça toute la journée, des tirs sporadiques.

Restes de munitions ukrainiennes

Nous laissons les lumières éteintes dans la pièce où j’installe la caméra, j’approche toujours très prudemment de la fenêtre (sur le côté ou en dessous du niveau de la vitre) et je masque les lumières de l’écran et de la caméra pour ne pas attirer l’attention. Malgré cela un sniper ukrainien a repéré le manège. À la cinquième reprise alors que je demande un renseignement à Irina tout en reprenant la caméra, une balle siffle et touche le mur de la maison. Non loin de la fenêtre.

Je récupère la caméra et Irina referme vite la fenêtre. Trop risqué de continuer à essayer de filmer les tirs, et puis il est tard. Plus de minuit. Il est l’heure de dormir me dit Irina. Ils ne tirent presque plus, nous partons tous nous coucher. Quelques tirs sporadiques se font encore entendre, mais de nouveau ils s’arrêtent après quelques salves. Je finis par m’endormir, comme mes hôtes. Un « boum » lourd se fait entendre et me réveille un peu avant 4 h du matin. Un tir isolé. Je me rendors après avoir eu la certitude qu’il n’y en aurait pas d’autre, et dors jusqu’au matin.

Au réveil, Irina me propose du lait et des crêpes maison. Le meilleur petit-déjeuner qui soit. Elle a fait bien trop de crêpes pour moi seule. Heureusement Lyosha arrive. Irina lui propose de finir mon assiette de crêpes, elle sait que son fils ne pourra pas refuser. Il engloutit deux crêpes, et un café, avant de me dire qu’il est temps de rentrer à Donetsk.

Je suis triste de quitter Irina et Viktor, et le village de Zaïtsevo. En partant je dis à Irina que j’espère que le calme va durer. Elle me dit de venir les voir plus souvent. Que cela lui fera plaisir de m’avoir de nouveau à la maison.

Le retour à Donetsk est assez étrange, dans cette grande ville dont une partie des habitants vit une vie presque normale. Je repense à Irina, Viktor et les autres qui vivent tout près du front, et qui dorment avec le bruit des tirs qui ont lieu juste à côté de chez eux. Malgré la guerre et le fait que le village est désormais coupé en deux par la ligne de front, j’aime profondément le village de Zaïtsevo, je m’y sens chez moi.

Je repense à ce qu’avait du être le village avant la guerre. Un lieu paisible, calme. Un endroit où il fait bon vivre. Comme Irina, je prie pour que la guerre se termine rapidement, que Zaïtsevo puisse panser ses plaies et redevenir ce petit village paisible qu’il était avant la tragédie du Maïdan.

Christelle Néant

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